jeudi 13 novembre 2014

Le problème éducatif haïtien : au delà du lire et de l’écrire. Ce que nous révèlent les pratiques sociopolitiques haïtiennes

Par Abraham Marcelson --- Aujourd'hui l'éducation est considérée et vue en Haïti comme un besoin immédiat et une nécessité absolue pour l'épanouissement social et humain. Mais dans quel sens abordons-nous ce sujet si fondamental? Y a t-il vraiment des débats sérieux sur les différents problèmes éducatifs qui affectent notre société dans ses racines et dans ses modes de fonctionnement?
Le gouvernement actuel fait de l'éducation une de ses grandes priorités permettant à des enfants de fréquenter un établissement scolaire gratuitement. Dans ce cas, le besoin éducatif se réfère plutôt à l'apprentissage du lire et de l'écrire ; ce qui est d'ailleurs louable, mais qui n'aborde qu'une partie du problème éducatif haïtien ou une face de la médaille. Ce problème est beaucoup plus complexe et sérieux. Pour cela, nous devons l'aborder de manière radicale.
Compte tenu du mode de fonctionnement de la société, marquée non seulement par l'analphabétisme et d'illettrisme, nous devons aujourd'hui poser le problème de l'éducation haïtienne dans toute sa complexité et son intégralité. Outre la capacité de lire et d'écrire, l'éducation devrait inclure l'apprentissage de toute une gamme de valeurs, de compétences, d'attitudes, dont le sens de la discipline, de l'honnêteté et du sérieux, susceptibles de doter l'enfant, le jeune, voire l'adulte, de la capacité d'exercer pleinement sa responsabilité citoyenne.
En outre, la praxis politique, telle qu'elle se vit en Haïti, rend de plus en plus capitale et même nécessaire cette approche intégrale du processus éducatif dans le pays. Les scandales en série qui se reproduisent dans notre société, particulièrement dans le champ politique, nous montrent clairement que l'éducation, sous toutes ses formes, est un problème social grave. Des membres de presque toutes les nobles institutions du pays ne sont exempts d'avoir été mis sur le banc des accusés: en passant par des juges, députés, sénateurs pour arriver à des dignitaires de l'Exécutif. Tout semble indiquer que le problème à la base de ces scandales de corruption, voire de viol, n'est pas dû à l'alphabétisme et à l'illettrisme. Où se trouve donc le problème ?
Notre société prétend qu'un citoyen est éduqué après avoir bouclé les études classiques et universitaires. Mais l'instruction qui se réfère à l'acquisition de savoirs scientifiques ou techniques se révèle très limitée pour atteindre une vie pleinement humaine et responsable. Pour cela, l'éducation ne se limite pas à l'obtention d'un titre professionnel, elle constitue une tâche permanente. Elle est le moyen par lequel sont transmis l'héritage et les valeurs d'une société, d'une culture et d'une civilisation et tout ce dont l'être humain a besoin pour s'acquitter de ses fonctions et rôles dans la société. D'où la nécessité de ne pas dissocier ces deux grands pôles de l'éducation: la discipline (les règles) et l'instruction ou la formation.
Ces deux dimensions sont très importantes et capitales pour maintenir l'équilibre et le respect en garantissant le bon développement de la société que nous voulons profondément transformer. Le premier pôle nous renvoie à l'intériorisation de règles à vivre en communauté, en garantissant les bons rapports sociaux et humains établis par les principes et les bonnes manières de vivre. Le deuxième se réfère à l'apprentissage des connaissances et du savoir-faire en vue du développement de la personne, en détenant les atouts et connaissances nécessaires pour vivre tout en faisant évoluer sa communauté. La formation est liée à une discipline ou à un domaine donné, mais l'éducation est plutôt liée à la vie, à l'ensemble des formations et aux domaines de la vie en société ou en communauté dans son ensemble. Dans ce cas-là, la réalité de notre société haïtienne devrait nous questionner.
Les formations académiques et les instructions ne suffissent pas pour permettre à un être humain de jouer son rôle valablement comme citoyen dans une communauté. Le sens de responsabilité, le respect, l'honnêteté et le sens de la vie commune ou partagée sont aussi importants. Tout cela ne peut être acquis seulement dans les écoles, sinon aussi dans les familles, les églises, les organisations politiques, les mass-médias et toutes les autres institutions ayant une influence considérable sur la société. Notre problème éducatif montre aussi bien que ces institutions sont elles-mêmes en crise et trouvent de sérieuses difficultés pour répondre pleinement à leur mission éducative. La prise de conscience de cet état de fait est le premier pas à franchir.
Il est important et même nécessaire que ces institutions que j'appelle des secteurs éducatifs, permettent à l'homme haïtien d'acquérir une profonde connaissance de la vie et de lui-même en tant qu'humain et de savoir partager la vie avec les autres. Mais nous pouvons remarquer que les pratiques prédominantes dans la société haïtienne, telles que la corruption, la violence, la délinquance et le non respect de la loi et des autres, est aux antipodes de cette approche de l'éducation favorable à l'évolution harmonieuse du pays et à l'épanouissement des Haïtiennes et Haïtiens.
Une bonne compréhension de la souveraineté des valeurs, dont le sens de la responsabilité et la reconnaissance de l'autre comme un sujet digne de respect, et de leur importance dans une société fait cruellement défaut en Haïti. Considérant notre situation existentielle actuelle, nous pouvons observer que notre conception de la vie humaine se révèle de plus en plus dépassée. Le pays est déchiré par des vagues de violence et surtout par le non-respect du principe même de la vie. Chacun cherche à se donner des principes en agissant comme bon lui semble. Pour ces raisons, le redressement d'Haïti ne doit pas être seulement social, matériel et intellectuel, mais surtout moral.
Si le problème éducatif haïtien n'est pas pensé de telle façon à ce que nous corrigions nos défauts et comportements dans les actions sociales, nous ne cesserons de patauger dans les bêtises à répétitions surplombant nos pratiques sociopolitiques. Notre manière actuelle de procéder ne nous permet d'espérer le meilleur pour la société. Ainsi nous ne faisons même pas du surplace, sinon nous marchons à reculons et, comme corollaire, la situation du pays s'enlaidit et se dégrade de plus en plus. La cause est évidente: un système éducatif mal pensé et abandonné à lui-même ne saurait produire que des hommes imprudents, irresponsables, corrompus et incompétents. Ils sont peu nombreux, les hommes et les femmes, qui ont pu se sauver des rouages de cette machine à broyer les consciences et les valeurs. Dans ce sens, le problème éducatif ne se réfère pas seulement aux nombre de personnes que nous devons envoyer à l'école, mais surtout à la manière de les éduquer.
Tout cela renvoie au travail de socialisation du sujet haïtien capable de lui inculquer les modèles et les principes du vivre en société et tout en les faisant ses règles de vie personnelles. L'appropriation de ces principes suppose un processus éducatif orienté à faciliter l'intériorisation, l'assimilation et l'incorporation des valeurs et des normes sociales par les sujets. Ainsi l'individu sera en mesure de vivre sa vie en toute liberté et avec responsabilité, pendant qu'il travaille pour sa propre réalisation et celle des autres dans sa communauté. A ce niveau on peut parler d'une éducation efficace puisqu'elle permet à l'individu de s'intégrer dans la société et de la transformer. De manière plus précise, l'éducation remplit sa mission lorsqu'elle permet de former la personne, le citoyen et le travailleur engagé et responsable.

Sinon quel résultat ?

Nous avons un pays paralysé et désarmé parce que les personnes ne sont pas en mesure de remplir leur rôle de manière responsable. Nous ne faisons que reproduire nos tristes passés, dont nous n'apprenons rien et qui ne nous servent pas à améliorer notre présent et à construire notre futur.
En conséquence, nous avons un pays qui ne fonctionne sur la base d'aucun critère établi pour nommer et élire. Un pays du tout-est-possible où la normalité et l'anormalité se mêlent et se mélangent. Un pays de paradoxes qui étonne et surprend. Quelles sont donc les conséquences ?
Quelqu'un qui n'est pas à sa place et ignore à la fois sa compétence et son incompétence, est condamné à faire des bêtises et à entraver le développement de son pays. Pis encore : à ne pas se contrôler ni se maîtriser, de manière à se donner une limite que ce soit dans ses actions ou dans ses fonctions. Il perd son propre contrôle et celui de la relation avec son milieu. En réalité il ne comprend rien du rôle qu'il est appelé à jouer, même s'il fait semblant de l'avoir compris. Il n'a qu'une compréhension superficielle et superflue de ce qu'il voit ou de ce qui lui est présenté. Cela veut dire que la maîtrise de soi et la compréhension réelle de son milieu implique aussi la reconnaissance de ses capacités et limites, donc la compréhension de sa propre réalité.
Dans ce cas, il faut bien faire la différence entre commettre des bêtises et commettre des erreurs. Comme dit l'adage, l'erreur est humaine, mais la bêtise est propre aux hommes et femmes dont la conscience est complètement endormie. Celui qui fait des bêtises sait bien qu'il les fait, mais en dépit de tout il persiste dans ses bêtises en croyant que c'est la meilleure manière de faire. Dans ce cas il y a un problème de conscience. Pourtant celui qui accepte et reconnaît ses erreurs reconnaît aussi ses limites, ses capacités et agit donc en conséquence. Cela veut dire que sa conscience n'est pas en sommeil. Voilà ce qui est de l'humain. Ceux qui font des bêtises n'acceptent pas ses erreurs, car leur conscience endormie et leur incompétence les rendent arrogants, incompréhensifs et intolérants. Par conséquent, ils commettent continuellement des bêtises, en raison du défaut d'intelligence, de bon sens, de jugement et des notions de bases ou les plus communes, bref de tout ce qui permet à un homme de bien remplir sa fonction ou sa responsabilité dans une société. Ce qui relève de l'éveil de la conscience qui est le travail de l'éducation. Donc un juge, un député ou un sénateur, un ministre, un professeur, un président, un pasteur ou un prêtre, etc., dont la conscience sommeille encore, ne font et ne reproduisent que des bêtises. C'est ce qu'on peut nommer aussi la médiocrité qui est bien présente chez nous et qui doit être vue comme un virus à éradiquer dans la société haïtienne. Cette médiocrité se révèle surtout dans les pratiques politiques haïtiennes qui ont contribué en grande partie à l'instabilité sociale du pays.
L'être non éduqué est l'objet de son histoire et ne peut, par conséquent, être le maître de son destin. Enchaîné par sa misère sociale, sa pauvreté humaine et sa propre ignorance, il est privé de toute sa liberté et tout bon sens d'action, donc de sa responsabilité même.
Définitivement, notre problème éducatif est sérieux et est à la racine ou à la source de tous les maux dont souffre cette nation depuis des décennies.
Cela nous met face au défi de penser un Haïti tout Autre, de réaliser des changements radicaux, profonds et durables dans la société. L'éducation reste et demeure l'un des plus grand défis sociaux et politiques haïtiens. C´est le seul moyen qui nous permettra de sortir des situations misérables de toutes sortes dans lesquelles nous baignons et de nous libérer de nos handicaps historiques, politiques et culturels. Le pays continuera à marcher à reculons, si aucune solution de fond n'est apportée au problème de l'éducation. Ce qui nous oblige à aller au-delà de la simple capacité de lire et d'écrire, de l'augmentation du nombre de personnes alphabétisées et instruites.
À considérer toute les dimensions de la vie humaine en société.
Ainsi nous formerons des hommes et des femmes capables de défendre l'intérêt du pays et de répondre pleinement et dignement à leur responsabilité citoyenne. Des hommes et femmes qui pourront enfin penser et panser les plaies de ce pays, au-delà de leurs intérêts personnels et partisans, car leur conscience sera éveillée.
Jean Marcelson Abraham
amarcelson@yahoo.fr

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